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Mercredi 18 février, 20 heures
Kristen poussa vivement le bouton d'appel de l'ascenseur. Une fois de plus, elle quittait le bureau en retard.
— Retournez chez vous pour vous reposer... Mon œil ! marmonna-t-elle.
John avait affirmé vouloir qu'elle soit en forme, le lendemain ; mais il lui avait aussi demandé de procéder à « une vérification rapide » d'un dossier urgent. Une tâche en avait entraîné une autre, comme tous les soirs. Et, comme tous les soirs, elle sortait du bâtiment longtemps après ses collègues, y compris John. Elle leva les yeux au ciel en constatant que les ampoules étaient grillées, dans le couloir reliant les bureaux aux ascenseurs qui menaient au parking. Elle sortit son Dictaphone de sa poche.
— Note au service d'entretien, murmura-t-elle dans le micro de l'appareil. Deux ampoules grillées dans le couloir d'accès aux ascenseurs.
Avec un peu de chance, Lois taperait cette note — et les vingt autres que Kristen avait enregistrées, au cours des trois dernières heures. Lois ne refusait jamais de lui rendre de petits services, il suffisait de parvenir à capter son attention. Car tous les substituts du procureur avaient une quantité ahurissante de dossiers à traiter en même temps, et toutes les requêtes venant de l'unité des Enquêtes spéciales du bureau du procureur étaient aussi importantes les unes que les autres — car chacune était une question tic vie ou de mort.
De vie ou de mort... Les dossiers que traitait Kristen avaient trop souvent un rapport avec la mort, et en plus ils lui prenaient toute sa vie...
Quelle vie, d'ailleurs ? En dehors du travail, elle n'en avait plus du tout.
Et elle était là, attendant l'ascenseur menant au parking, toute seule, et presque trop fatiguée pour se plaindre de sa solitude.
Elle fit bouger les muscles de son cou, raidis par l'examen d'une innombrable paperasse, lorsque le duvet qui ornait sa nuque se hérissa : son odorat venait de détecter un léger changement dans l'atmosphère moisie qui régnait dans le couloir.
Je suis fatiguée, c'est certain, mais je ne suis pas seule.
L'instinct, l'entraînement, ainsi que des souvenirs de films vus au cinéma l'incitèrent aussitôt à fouiller dans son sac à main pour s'armer de son aérosol de gaz lacrymogène. Son cœur battit plus vite, et elle chercha dans sa mémoire l'emplacement de la sortie de secours la plus proche. Elle se retourna avec circonspection, bien campée sur ses jambes, le poing crispé autour de l'aérosol. Préparant sa fuite, mais prête à se défendre.
Elle n'eut qu'une fraction de seconde pour mesurer l'imposante stature de l'homme qui se tenait devant elle, bras croisés, et les yeux rivés sur le cadran digital qui surplombait la porte de la cage d'ascenseur. De l'une de ses mains énormes, il agrippa vivement le poignet de Kristen et se mit à le serrer comme un étau, tout en la fixant de son regard perçant.
Ses yeux bleus étaient vifs comme la flamme, mais froids comme la glace. Kristen frissonna, mais ne parvint pas à détourner le regard. Ces yeux lui rappelaient vaguement quelque chose. Mais le reste de la physionomie de l'homme lui était parfaitement inconnu, et semblait emplir l'étroit couloir. Ses larges épaules occultaient le peu de lumière environnante, et son visage était placé à contre-jour.
Bon sang, où l'avait-elle déjà vu ?
Le cœur battant à tout rompre, elle fouilla dans sa mémoire. Elle n'aurait pas pu oublier un homme de cette taille et de ce gabarit. Même enveloppés de pénombre, les traits durs de son visage manifestaient une évidente détresse, et la forme carrée de sa mâchoire attestait une énergie peu commune. Tous les jours, elle avait à s'occuper de gens plongés dans la peine et dans la souffrance : elle sut instinctivement que l'homme qui lui faisait face avait eu sa part de l'une comme de l'autre.
Il fallut à Kristen une bonne seconde pour se rendre compte qu'il respirait aussi difficilement qu'elle. En marmonnant un juron, il lui arracha l'aérosol de la main, et le charme fut rompu. Il lâcha Kristen et, par réflexe, elle se mit à se frotter le poignet, tandis que son cœur se remettait progressivement à battre à un rythme normal. Il n'avait pas été brutal, juste ferme. Toutefois, son poignet lui faisait un peu mal, à travers la manche de son manteau.
— Non mais, vous êtes folle, ma petite dame ! grogna-t-il d'une voix rauque.
Kristen sentit la moutarde lui monter au nez.
— Vraiment ? rétorqua-t-elle. Ça vous arrive souvent de vous approcher des femmes seules sans faire de bruit, dans des couloirs mal éclairés ? J'aurais pu vous faire mal !
L'homme haussa furtivement un sourcil, l'air amusé.
— Vous plaisantez ? Si j'avais voulu vous agresser, vous n'auriez rien pu faire pour m'en empêcher.
Kristen sentit son visage pâlir à ces mots. Il avait raison. Elle aurait été incapable de se défendre, face à un tel colosse. Elle aurait été complètement à sa merci.
L'homme plissa les yeux.
— Vous n'allez pas vous évanouir, quand même, dit-il.
Kristen sentit de nouveau la colère l'envahir... ce qui mit immédiatement fin à son malaise. Elle se redressa et dit :
— Je ne m'évanouis jamais.
C'était la stricte vérité. Elle tendit la main et ajouta :
— Mon aérosol, s'il vous plaît.
Il eut un grognement et répondit :
— Ça ne me plaît pas.
Mais il posa quand même l'objet dans la main ouverte de Kristen.
Je parle sérieusement, ma p'tite dame. Si vous m'aviez aspergé de gaz lacrymogène, ça n'aurait servi qu'à me mettre en colère. D'ailleurs, vous n'avez pas eu le temps de vous servir de votre bombe, avant que je vous désarme. C'est moi qui aurais pu m'en servir contre vous !
Kristen fronça les sourcils. Savoir qu'il avait raison ne faisait qu'attiser sa colère.
— Ah oui ? Et que doit donc faire une femme seule, alors, dans une telle situation ? répliqua-t-elle sèchement. Se laisser agresser sans se défendre ?
— Je n'ai pas dit ça, dit-il en haussant les épaules. Prenez des cours d'autodéfense, plutôt.
— C'est ce que j'ai fait, figurez-vous.
La sonnerie de l'ascenseur retentit, et Kristen et l'homme se tournèrent ensemble vers les deux portes, guettant celle qui allait s'ouvrir. Les vantaux de celle de gauche s'écartèrent, et l'homme fit un ample geste de la main pour inviter Kristen à passer la première.
Elle l'examina avec toute la sagacité que peuvent apporter des milliers d'heures passées en compagnie de criminels ayant commis toutes les horreurs imaginables. Cet homme n'était pas dangereux, elle en était certaine, à présent.
Ce qui n'interdit pas d'être prudente.
— J'attends le prochain, déclara-t-elle.
Les yeux bleus de l'homme lui lancèrent des éclairs. Sa mâchoire se crispa et un muscle tressaillit furtivement dans son cou. Elle l'avait offensé. Eh bien, tant pis !
— Je ne fais pas de mal aux innocentes, dit-il d'une voix crispée, en bloquant les portes de l'ascenseur pour empêcher leur fermeture.
Son corps puissant s'affaissa légèrement, et Kristen eut soudain l'impression qu'il était aussi fatigué qu'elle.
— Allez-y, ma p'tite dame, je ne vais pas tenir cette porte toute la nuit, et je ne vais pas vous laisser toute seule ici.
Elle jeta un coup d'œil à droite, puis à gauche, dans le couloir désert. Elle ne tenait pas à traîner là plus longtemps, et se décida donc à entrer dans la cabine — agacée, comme chaque fois qu'elle devait faire face à cette évidence : elle avait toujours peur d'être seule dans un couloir obscur, malgré dix ans d'autothérapie, et malgré les innombrables ouvrages qu'elle avait lus pour se guérir de cette phobie.
— Arrêtez de m'appeler « ma p'tite dame » ! lui lança-t-elle sèchement.
Il la suivit dans la cabine, et les battants de la porte coulissèrent derrière lui. Il posa sur elle un œil sévère.
— Quelle est la première chose qu'on vous a apprise, pendant vos cours d'autodéfense ? demanda-t-il, tel un professeur interrogeant un élève.
Ce ton condescendant la fit bouillir de rage, mais elle se prêta au jeu et récita :
— Règle numéro un : surveillez toujours ce qui vous entoure.
Il se contenta de hausser les sourcils d'un air arrogant, ce qui agaça encore plus Kristen.
— Je l'ai appliquée, en l'occurrence, non ? dit-elle. Alors même que vous vous approchiez de moi à pas feutrés...
— Cela faisait bien deux minutes que j'étais là, grogna-t-il.
Kristen plissa les yeux.
— Je ne vous crois pas, répliqua-t-elle.
Elle aurait juré qu'il ne se trouvait pas dans le couloir, un instant avant de sentir sa présence. Il n'avait pas fait le moindre bruit en s'approchant d'elle.
Il s'adossa à la cloison de la cabine, croisa les bras et se mit à réciter, en imitant le ton de Kristen :
— « Note au service d'entretien. Deux ampoules grillées dans le couloir d'accès aux ascenseurs. » Et mon préféré : « Retournez chez vous pour vous reposer... Mon œil ! »
Kristen se sentit piquer un fard.
— Pourquoi l'ascenseur ne démarre-t-il pas ? demanda-t-elle avant de lever les yeux au ciel.
Tout simplement parce que ni elle ni l'homme n'avait appuyé sur le bouton. Elle s'empressa de presser celui du deuxième niveau et la cabine se mit en branle.
— Comme ça, je sais où vous avez garé votre voiture, annonça l'homme en hochant la tête d'un air satisfait. Si j'étais un agresseur...
Une fois de plus, il avait raison. Elle avait fait tout le contraire de ce qu'elle avait appris au cours d'autodéfense. Elle se massa les tempes et soupira longuement.
— Bon, vous avez raison, admit-elle à contrecœur. Je n'ai pas fait ce qu'il fallait. Vous êtes content ?
Il la gratifia d'un sourire qui coupa le souffle de la jeune femme. Ce simple sourire effaçait tout ce qu'il y avait d'austère et de morose dans les traits de l'homme, et donnait à son visage un charme irrésistible. Le cœur de Kristen se figea un instant.
Reprends-toi, espèce d'idiote !
D'ordinaire, elle ne réagissait pas à la présence des hommes, pas ainsi en tout cas. Ce n'était pas qu'elle ne les aimait pas, ni qu'elle ne les remarquait pas — elle savait apprécier un beau spécimen mâle quand elle en croisait un. Et celui-ci était sans conteste un beau spécimen. Grand, large d'épaules. Un physique de vedette de cinéma. Elle l'aurait forcément remarqué, si elle l'avait croisé dans la rue. Elle était humaine, après tout. Une humaine légèrement traumatisée, voilà tout. Non, il fallait être lucide. Le « légèrement » était de trop.
— Je n'avais aucunement l'intention de vous effrayer dans le couloir, je vous le jure, répondit-il. Mais vous étiez tellement plongée dans vos pensées que je n'ai pas osé vous déranger.
Kristen sentit de nouveau ses joues s'enflammer.
— Ça ne vous arrive jamais, de parler tout seul ? demanda-t-elle.
Le sourire disparut des lèvres de l'homme et son regard se remplit de nouveau de désespoir. Kristen se sentit un peu coupable d'avoir posé cette question.
— Si, parfois, murmura-t-il.
La sonnerie de l'ascenseur retentit de nouveau, et les vantaux s'ouvrirent sur le parking obscur, où flottait une odeur d'huile de moteur rance et de gaz d'échappement. Cette fois, son geste signifiant « après vous » fut moins ostensible, et Kristen ne savait comment mettre un terme à la conversation.
— Ecoutez, je suis désolée, lança-t-elle. Pardonnez-moi d'avoir failli vous asperger de gaz lacrymogène. Vous avez raison, j'aurais dû être davantage sur mes gardes.
Il l'examina attentivement avant de répondre :
— Vous êtes fatiguée. Les gens font moins attention, quand ils sont fatigués.
Elle eut un sourire ironique en répondant :
— Ça se voit tant que ça ?
Il hocha la tête.
— Ouais. Je me sentirais plus rassuré si vous me laissiez vous accompagner jusqu'à votre voiture.
Kristen plissa les yeux.
— Mais qui êtes-vous ? demanda-t-elle.
— Je me demandais quand vous me poseriez enfin la question. Vous êtes toujours aussi confiante ? Ça vous arrive souvent, de parler à des inconnus dans l'ascenseur ?
Non, ce n'était nullement dans ses habitudes, et elle avait toutes les raisons du monde de ne pas être confiante.
— Absolument pas, répliqua-t-elle. D'habitude, je commence par vider ma bombe lacrymo sur les gens qui m'abordent, et je leur pose des questions après.
L'homme sourit, de manière plus chaleureuse, cette fois.
— J'ai donc eu de la chance, une fois de plus, répondit-il. Je m'appelle Abe Reagan.
Kristen fronça les sourcils.
— Je vous connais, dit-elle. Je sais que je vous connais.
Il fit signe que non.
— Si on s'était déjà vus, je me souviendrais de vous.
— Ah bon, pourquoi ?
— Parce que je n'oublie jamais un visage.
Il prononça ces mots d'un ton neutre, comme pour en retirer tout soupçon de flirt. Kristen fut agacée de se sentir déçue par cette froideur.
— Il faut que je rentre chez moi, annonça-t-elle.
Elle tourna les talons, tenant sa clé de voiture entre l'index et le majeur, comme on le lui avait appris dans ses cours d'autodéfense.
Le dos bien droit, clic se mit à marcher en tendant l'oreille, mais elle n'entendit que le bruit des pas d'Abe Reagan qui la suivait. Elle s'arrêta devant sa vieille Toyota, et Reagan s'arrêta lui aussi. Se tournant vers lui, elle constata que son visage était de nouveau masqué par la pénombre.
— Merci, dit-elle. Vous pouvez partir de votre côté, maintenant.
— Je ne crois pas, madame.
Là, c'en était trop !
— Je ne comprends pas, fit-elle sèchement.
Il désigna l'un des pneus de la Toyota.
— Voyez par vous-même.
Kristen se pencha et eut un haut-le-cœur. Un pneu crevé ! C'était bien le moment...
— Bon sang, maugréa-t-elle.
— Ne vous en faites pas, je vais changer la roue, dit Reagan.
Un autre jour, elle aurait sans doute refusé, car elle était tout à fait capable de le faire elle-même. Mais ce soir, épuisée comme elle l'était, elle préférait que ce soit lui qui se coltine cette corvée.
— Merci, c'est très aimable à vous, monsieur Reagan.
Il ôta son pardessus et l'étendit sur le capot.
— Mes amis m'appellent Abe.
Elle hésita, haussa les épaules. Après tout, si cet homme était dangereux, il serait déjà passé à l'acte.
— Moi, c'est Kristen, répondit-elle.
— Ouvrez le coffre, Kristen, ça ne me prendra pas longtemps.
Kristen s'exécuta, en se demandant depuis quand elle n'avait pas ouvert le coffre de sa voiture. Elle espérait qu'il s'y trouvait effectivement une roue de secours, et redoutait déjà la réaction méprisante de ce monsieur-je-sais-tout, au cas où il n'y en aurait pas.
Elle resta figée, les yeux fixés sur l'intérieur du coffre. Elle était certaine de l'avoir laissé vide et propre.
Dire qu'il ne l'était plus aurait été un euphémisme. Elle tendit une main hésitante avant de se raviser.
Ne touche à rien.
Elle examina le contenu du coffre, en essayant de comprendre ce que pouvaient bien être les trois objets encombrants qui s'y trouvaient. Tandis que ses yeux s'habituaient à la faible lumière diffusée par la petite lampe du coffre, elle comprit peu à peu ce qu'elle avait devant les yeux.
Et dire qu'elle pensait avoir vécu le pire, ce jour-là, avec le fiasco du procès Conti.
Malgré son trouble, elle perçut la voix de Reagan qui disait :
— Il n'y en a que pour quelques minutes...
— Euh, non. Je ne crois pas.
En un éclair, il s'approcha d'elle et jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. Elle l'entendit émettre un petit sifflement de stupéfaction.
— Nom de Dieu, murmura-t-il.
Sa vue devait être meilleure que celle de Kristen, car il ne lui avait fallu qu'un instant pour comprendre ce que son propre cerveau horrifié avait mis plusieurs secondes à assimiler.
— Il faut que j'appelle la police, dit-elle d'une voix tremblante.
Ce n'était pas tous les jours que son espace privé était ainsi violé. Et ce n'était certainement pas tous les jours qu'elle découvrait elle-même une scène de crime. Une scène de crime peu banale.
Trois caisses à bouteilles étaient disposées côte à côte dans le coffre. Chacune contenait des vêtements surmontés d'une enveloppe en papier kraft. Au centre de chaque enveloppe était fixée une photo Polaroid.
La photo d'une personne morte. Même plongée dans la pénombre, Kristen le distinguait parfaitement.
— Il faut que j'appelle la police, répéta-t-elle, en constatant avec soulagement que sa voix avait recouvré sa fermeté habituelle.
— C'est ce que vous venez de faire, répliqua Abe d'une voix sombre.
Kristen se tourna vers lui.
— Vous êtes flic ? s'exclama-t-elle.
Il sortit une paire de gants en latex de sa poche et dit :
— Inspecteur Abe Reagan, brigade des homicides.
Il enfila ses gains en faisant claquer le latex, et le bruit sec sembla résonner dans le parking.
— Il est peut-être temps que vous m'en disiez davantage sur vous, Kristen, poursuivit-il.
Elle le regarda saisir soigneusement l'enveloppe posée sur la caisse de droite.
— Kristen Mayhew, fît-elle.
Il sursauta, se tourna vivement vers elle et demanda :
— La substitut du procureur ? Eh bien, ça alors ! ajouta-t-il en la voyant hocher la tête de manière affirmative.
Il l'examina d'un œil attentif.
— C'est à cause de vos cheveux, dit-il avant de reporter son attention sur l'enveloppe qu'il tenait à la main.
— Qu'est-ce qu'ils ont, mes cheveux ?
— Ils étaient coiffés en arrière, avant.
Il étudia l'enveloppe à la lumière de la lampe du coffre.
— Ah, si seulement j'avais une lampe de poche ! s’exclama-t-il.
— J'en ai une dans la boîte à gants.
Il fit non de la tête, les yeux rivés sur la photo.
— N'y touchez pas, dit-il d'un ton sans réplique. Je vais faire remorquer votre véhicule jusqu'à la brigade, où l'on pourra procéder au relevé des empreintes. Il ne faut toucher à rien. Merde, ce gars est mort !
— C'est le trou qu'il a dans la tête qui vous fait dire ça ? demanda-t-elle, avec une pointe d'ironie.
Abe lui lança un sourire narquois.
— Peut-être bien..., répondit-il.
Il reprit son sérieux et se remit à examiner la photo.
— Un homme blanc, autour de la trentaine. Ses mains sont liées...
Il plissa les yeux et ajouta d'un ton neutre :
— Super.
Sans réfléchir, Kristen se pencha pour regarder la photo.
— Quoi donc ?
Si je ne me trompe pas, quelqu'un a recousu la victime de bout en bout.
Kristen lui saisit le bras et inclina la photo vers la lampe du coffre. Il y avait en effet une cicatrice, qui partait du sternum et descendait le long du buste.
Mon Dieu, murmura Kristen.
Horrifiée, elle tourna son regard vers les caisses à bouteilles, puis leva les yeux vers Reagan.
— Vous ne croyez pas que...
Elle laissa sa question en suspens en voyant Reagan se mettre à grimacer.
— Que les organes qui ont été retirés du corps se trouvent dans ces caisses ? poursuivit-il. Eh bien, je pense que vous le saurez bien assez tôt. Vous connaissez ce type ?
Elle plissa de nouveau les yeux et fit non de la tête.
— Il fait trop sombre. Peut-être que je le reconnaîtrais, avec un meilleur éclairage.
Elle leva les yeux vers Reagan. A son grand désespoir, elle se sentait totalement impuissante.
— Je suis désolée, fit-elle.
— Ce n'est pas grave, Kristen. On sera bientôt fixés.
Il prit son téléphone portable et pianota sur le clavier.
— C'est Reagan, annonça-t-il. J'ai une... Euh, un...
— Problème, suggéra Kristen, qui sentait un rire hystérique monter dans sa poitrine.
Elle le refoula au plus profond d'elle-même. Quelqu'un avait commis un meurtre et déposé des preuves de son crime dans le coffre de savoiture. Elle avait roulé dans les rues de la ville sans savoir qu'elle transportait de telles horreurs. Elle inspira profondément, soulagée de sentir l'odeur acre de l'huile de vidange et des gaz d'échappement, plutôt que la puanteur d'organes en cours de décomposition.
— Un problème, répéta Abe. Je suis avec Kristen Mayhew. Quelqu'un a mis dans le coffre de sa voiture quelque chose qui ressemble à des preuves de différents homicides... Nous nous trouvons au deuxième niveau du parking adjacent au palais de justice. Bloquez toutes les issues, au cas où cette personne se trouverait encore sur les lieux.
Il écouta la réponse de son interlocuteur, puis se tourna vers Kristen. Son regard, qu'elle trouvait si froid, se fit plus chaleureux. Il posa les yeux sur les mains de la jeune femme, et elle s'aperçut qu'elle lui serrait encore le bras, tel un naufragé accroché à une bouée. Elle le lâcha aussitôt et fit un pas en arrière.
— Bien, je lui dirai, dit-il à son correspondant. Oui. Je vous attends ici.
Il éteignit son téléphone et le rangea dans sa poche.
— Vous tenez le coup ? s'enquit-il.
Elle hocha la tête, espérant qu'elle n'était pas trop livide. Elle avait les jambes qui tremblaient, mais, s'efforçant de reprendre contenance, elle demanda :
— Et vous ?
Elle leva la tête et planta ses yeux dans les siens. Sa nonchalance affectée s'évapora d'un seul coup.
Il la contemplait d'un œil intense, la mâchoire serrée. Kristen sentit un picotement naître dans sa poitrine et envahir tout son corps, la faisant frissonner. Elle dut joindre les mains pour ne pas se cramponner de nouveau au bras de cet homme, qu'elle venait à peine de rencontrer.
— Spinnelli m'a demandé de vous dire que ce n'était pas la peine d'en arriver là pour capter l'attention de la brigade, dit Abe d'une voix rauque. Une boîte de chocolats et un bouquet de fleurs auraient suffi.
Le timbre de sa voix la fit frissonner. Elle avait l'impression troublante que des doigts invisibles caressaient sa colonne vertébrale.
Quel effet cela lui ferait-il, si ces doigts étaient vraiment ceux d'Abe Reagan ?
Mais il s'était déjà tourné vers le coffre, rompant le lien qui s'était fugitivement établi entre eux. Et Kristen frissonna de nouveau.
— Il envoie une unité de scène de crime, ajouta-t-il. Il va falloir attendre un peu.
Mercredi 18 février, 21 heures
Enfin. Il était assis dans sa voiture, en toute sécurité, loin des policiers en uniforme qui s'affairaient dans le parking.
Des gyrophares illuminaient la nuit, et les abords du bâtiment étaient délimités par du ruban jaune. Soit un haut responsable politique venait d'être assassiné dans ce parking, soit Kristen Mayhew avait enfin découvert ce qui se trouvait dans son coffre. Il avait toutes les raisons de penser que la seconde hypothèse était la bonne.
Il avait été très occupé, au cours des semaines précédentes. Il en était à cinq. Cinq de moins, certes. Mais un million d'autres méritaient le même sort.
Il s'était chargé du premier discrètement, sans douleur et sans bruit, en toute tranquillité.
Et il s'était rendu compte que cela ne suffisait pas. Absolument pas.
Il avait rendu service à la société, mais cela ne suffisait pas à venger les victimes. A venger sa Leah. Cela ne suffisait pas qu'il soit le seul à savoir. A se réjouir.
Alors, il avait brusquement modifié son projet. Et il n'avait eu aucun mal à choisir qui méritait le plus de savoir ce qu'il avait fait.
Kristen Mayhew.
Cela faisait un certain temps qu'il l'observait. Il savait avec quelle ardeur elle travaillait pour défendre les victimes qui croisaient son chemin. Il savait combien les échecs pouvaient l'affecter. Celui qu'elle avait subi ce jour-là avait été particulièrement sévère. Angelo Conti... Ce petit salaud vicieux et cynique...
Ses poings se crispèrent autour du volant. Conti avait tué une femme enceinte et n'éprouvait aucun remords. Ce soir, il était de retour chez lui et dormait dans son lit douillet. Conti allait se réveiller demain et continuer à vivre dans l'impunité la plus totale.
Il sourit à cette pensée. Car lui aussi se réveillerait demain, et la première chose qu'il ferait serait d'ajouter le nom de Conti à ceux que contenait le bocal à poisson. Il était plein, ce bocal. Rempli de petits bouts de papier, soigneusement découpés et pliés. Sur chacun d'eux était inscrit le nom d'un représentant du Mal. Ils auraient bientôt ce qu'ils méritaient.
L'un après l'autre, ils seraient châtiés.
Et le tour de Conti viendrait, tôt ou tard. Comme les autres, Conti allait payer pour son crime.
Il en était à cinq. Cinq de moins. Mais un million d'autres méritaient le même sort.